Publié le mercredi 30 avril 2025
Œuvre de mai
Fils d’un ouvrier gantier travaillant à domicile, Antony Neuckens est initié au métier dès l’âge de douze ans. Devenu compagnon, il parcourt l’Europe pour parfaire son savoir-faire. Au fil de son parcours, il fréquente des artisans qui se définissent comme « les derniers ouvriers libres » : des travailleurs à domicile ayant choisi de rester indépendants, en dépit de la précarité, des faibles rémunérations, de l’absence de régulation du temps de travail et de leur dépendance vis-à-vis de la demande. Antony Neuckens gravit les échelons. Il se forme à la gestion et à la comptabilité, accédant tour à tour aux fonctions d’ouvrier, de contremaître, de comptable, puis de chef de fabrication.
Engagé politiquement, socialiste et syndicaliste, il publie plusieurs articles, notamment dans Le Peuple. Sa plume militante attire l’attention de Camille Huysmans, alors conseiller communal à Bruxelles, qui lui propose un poste de secrétaire. Dès 1909, les deux hommes conçoivent un projet d’exposition consacré au travail à domicile, qui verra le jour à l’occasion de l’Exposition universelle de Bruxelles en 1910. Déployée dans un vaste hall, l’exposition rassemble une série de photographies prises par Neuckens à travers la Belgique, documentant les différents métiers exercés à domicile. Ces images sont accompagnées de productions artisanales représentatives de chaque profession, ainsi que d’éléments contextuels : niveau de rémunération, modalités de travail et données relatives à la situation familiale des travailleurs. L’exposition intègre également des reconstitutions de logements ouvriers, urbains et ruraux, dans lesquels les artisans exécutent leur activité devant le public.
Comme le souligne Anne Askenasi-Neuckens dans le livre Les derniers ouvriers livres. Le travail à domicile en Belgique dédié aux photographies de son grand-père, Antony Neuckens, à travers sa démarche photographique, devient un observateur engagé, témoin direct de la réalité quotidienne des travailleurs à domicile. En se rendant sur les lieux de production et en établissant une relation de confiance avec les artisans, il capture une réalité sociale largement marginalisée. Son travail met en lumière la contribution souvent invisible des femmes, certaines d’entre elles étant reconnues comme travailleuses à part entière, tandis que d’autres assistent leur époux dans un rôle subalterne.
Les enfants, parfois très jeunes, étaient également mis à contribution dans ce type de travaux, comme le montre l’œuvre du mois représentant un père et sa fille occupés à éjarrer — c’est-à-dire à retirer les poils des peaux d’animaux, une étape essentielle dans le processus de traitement du cuir. Une faible lumière semble pénétrer dans l’atelier, révélant les conditions de travail précaires de cette cellule familiale. L’environnement, vétuste et mal ventilé, laisse imaginer des journées rythmées par des gestes répétitifs, dans une atmosphère saturée d’effluves nauséabondes issues des peaux. La poussière mêlée aux particules animales, omniprésente, irritait les voies respiratoires et contribuait à détériorer la santé de ces travailleurs, exposés dès le plus jeune âge à des conditions particulièrement insalubres.
Le Musée de la photographie conserve 144 plaques de verre négatives issues de cette série, à partir desquelles des tirages modernes ont été réalisés. Bien que techniquement imparfaites – la netteté étant parfois compromise par les conditions de prise de vue en intérieur –, ces images privilégient l’authenticité de la scène à l’esthétisme. Elles relèvent d’une démarche documentaire à forte teneur militante, visant à préserver la mémoire de savoir-faire en voie de disparition, progressivement supplantés par la mécanisation industrielle.